Jean Prouvé a traversé la presque totalité de ce siècle en restant en permanence en état de recherche. La maison qu'il s'est construite, en 1954, sur les collines dominant Nancy en est un témoignage. Prouvé occupait une place unique dans le milieu architectural; il était arrivé à maîtriser la fabrication, la réalité même de l'objet architectural. Sa pensée est une pensée active, elle s'exprime en terme d'économie, elle parle de la naissance des formes, jamais de l'objet fini. Prouvé n'était pas un architecte engagé dans l'entreprise comme ont pu l'être Le Corbusier ou le nancéien Henri Gutton, ni un entrepreneur faisant de l'architecture.
Il était l'homme moderne. Celui qui pensait que progrès sociaux et progrès techniques sont liés, celui pour qui la recherche est un mode de vie. La modernité de Prouvé c'est son combat permanent pour une nouveauté authentique, substantielle. La remarque : "c'est trop moderne pour nous", émanant de la direction de Citroën lors de la présentation d'un projet de Prouvé est emblématique d'une certaine pensée industrielle. Moderniser l'automobile, oui; l'architecture, non.
Prouvé dénonçait le maintien de l'enseignement loin de la connaissance de la matière. Elle était pour lui la substance de l'architecture. De cette matière il avait une vision fine, savante; de sa transformation, une vision sophistiquée.
Entre Prouvé et Le Corbusier, il y avait une différence de regard vis-à-vis du machinisme. Le Corbusier se préoccupait de la transformation du monde par la machine, Prouvé était attiré par sa mécanique interne. Sa maison n'est pas une machine à habiter, par contre elle possède certaines fonctions mécaniques. A bien des égards, elle serait plus proche d'une maison japonaise : la trame, l'importance du foyer, la pénétration du sol naturel à l'intérieur, les étagères, le poteau d'angle et son point d'appui. Elle n'est pas non plus une machine à émouvoir, du moins n'offre-t-elle pas des émotions plastiques au sens corbuséen. L'esprit est plus important que la forme. L'événement plastique cède le pas devant la sérénité.
(texte de Laurent Beaudouin paru dans la revue d'architecture AMC de juin 1984)
A être trop visible, beaucoup ne l'y ont pas vue.
Nous parlerons de l'une de ses oeuvres les plus exemplaires, sa maison particulière.
On ne dit rien de très original si on envisage cette maison comme une structure - tout le monde reconnaît Jean Prouvé comme inventeur de structures. Pourtant, c'est là que nous arrêterons notre réflexion.
De quoi est constituée la maison ? D'équerres fixées sur des poutrelles qui font office de placards, bibliothèque, rangement, vestiaire et qui s'étendent linéairement sur 27 mètres; d'un portique don't la fonction est identique à celle d'un "tréteau" et qui est constitué d'une poutre et de deux poteaux don't la finesse devait rendre un effet de "plan libre" selon l'expression de Prouvé; de deux murs extérieurs en pierre qui assurent la stabilité de l'ensemble; le tout recouvert par des panneaux de bois sur lesquels sont fixées des tôles.
L'effet architectural combine l'impression de légèreté du toit flottant et celle provoquée par les différents principes qui ordonnent plusieurs degrés de transparence.
(Texte de Isabelle de Costa paru dans la revue d'architecture AMC de juin 1984)
par Albert France-Lanord (1985)
Jean Prouvé-n'était pas seulement un architecte, un ingénieur ou un technicien; s'il était un peu tout cela, il se voulait avant tout constructeur.
Fils de l'artiste lorrain Victor Prouvé, petit-fils de Gengoult Prouvé qui travaillait dans les industries d'art, Jean est né à Paris en 1901, mais passa sa jeunesse à Nancy. Son père était un artiste au sens le plus complet du terme, un des fondateurs de l'École de Nancy, créateur de l'école des Beaux-Arts de cette ville. Cette forte personnalité n'a pas été sans influences sur celle de son fils, mais en l'occurence ce ne fut pas un poids mais au contraire un moteur. Une des caractéristiques des Prouvé, qui ont déjà fourni quatre générations d'artistes, est que chacun à sa naissance est considéré comme possesseur d'une identité particulière qu'il doit révéler dans le milieu familial. Il jouit ensuite d'une parfaite liberté de choix.. A son milieu, Jean Prouvé doit la vertu fondamentale de cette famille, qui est de savoir tout exprimer au travers d'un dessin. Victor Prouvé avait une vision de sculpteur : ses dessins, ses tableaux sont essentiellement tridimensionnels; c'était sa manière d'exprimer ce qu'il ressentait, son émotion devant la vie au travers du corps de l'homme et surtout de la femme et de l'enfant. Cette manière de sentir la chose vivante, Jean Prouvé l'a transférée à une certaine façon de voir et de sentir l'objet inanimé, le meuble puis l'immeuble auxquels il s'efforcera de donner une sorte de vie. Alors que traditionnellement les architectes s'expriment au moyen de plans et d'élévations, Jean Prouvé dessinait l'anatomie, le squelette des meubles ou des maisons, et "voyait" ainsi autre chose au travers de la matière. Jean Prouvé, c'est aussi l'homme qui, suivant la tradition familiale se voulait "ouvrier" au sens le plus noble du terme, c'est-à-dire en relation directe avec la matière. Forgeron, serrurier, ferronnier d'art, il est passé de la forge et l'enclume à l'intimité avec la matière métallique, puis à la production industrielle.
C'est ainsi qu'il fonda avec l'appui d'un ami, Saint Just Péquart, un atelier qui occupa jusqu'à cent cinquante salariés. Plus qu'une entreprise industrielle, ce fut un laboratoire où passaient certains des plus grands architectes internationaux du moment. On retrouve ici une fonction de la Lorraine, celle de carrefour, de lieu de rencontre. Mais Jean Prouvé n'était pas né pour demeurer industriel ou chef d'entreprise. II était né créateur, inventeur, artiste, guidé par son sens de la matière et sa connaissance innée des formes, donc tout ce qui est en liaison avec le sens esthétique de son époque. Mais il possède toutes les données inhérentes à la résistance des matériaux, aux contraintes imposées par la mise en oeuvre de la matière, formage, soudure, assemblage. Loin du fer de Gustave Eiffel, des formes traditionnelles imposées à la matière brute telle qu'elle était donnée par des industriels routiniers : poutrelles, cornières, IPN...
Jean Prouvé était attiré par les possibilités nouvelles offertes par les aciers spéciaux, puis par les métaux non ferreux. Il avait compris, bien avant les producteurs lorrains, tout l'intérêt de la tôle par ce que, disait-il, il en avait (ce qui était rare), mais il avait aussi des presses à plier et à travailler la tôle, ce qui était plus rare encore. C'est un trait de caractère de notre ami, un trait lorrain de savoir parfois se "cacher". Son sens de sculpteur, son dessin l'avaient conduit à comprendre l'avenir de la tôle et s'il en avait chez lui ce n'était pas par hasard. Il abordera l'aluminium un peu plus tard. S'il était "en avant" des formes, c'est aussi par ce qu'il était en avant des matériaux nouveaux et de leur mise en oeuvre.
Il restait cependant, même inconsciemment marqué par l'esprit de l'École de Nancy, cet important mouvement artistique lié au développement industriel de la province comme à sa position géographique et à son passé en Europe. Cette École doit beaucoup à son père Victor mais aussi à des artisans comme Vallin ou Majorelle, à des architectes comme Émile André, à des industriels comme Gallée ou Daum. Mais il existe aussi en Lorraine une tradition de création due à des influences diverses qu'elles soient nord-sud ou ouest-est Bourgogne - PaysBas, France Saint-Empire et tous les liens entre la Lorraine et l'Italie!
Jean Prouvé savait qu'il avait raison en face de la tradition ou de la routine, en face des contraintes financières, et finalement il a su qu'il avait eu raison, même s'il était un peu tard. Son art s'inscrit aussi dans une certaine tradition "baroque" propre à la Lorraine, qui se manifeste de diverses manières: italianisme au XVI°, Jean Lamour au XVII°, l'École de Nancy enfin. L'architecture lorraine continue au travers des Prouvé : Henri, frère de Jean, et son fils Bernard, Claude, fils de Jean, peintre et dessinateur de grande qualité, héritier du "trait" des Prouvé. Le souvenir de Jean Prouvé se poursuit en Lorraine et en France grâce à une toute récente "Association des Amis de Jean Prouvé" dont le président est M. Bordas.